Version française de “Why rethink interdisciplinarity?” Texte discuté dans le cadre du séminaire virtuel Rethinking interdisciplinarity / Repenser l’interdisciplinarité à www.interdisciplines.org (où l’intégralité de la discussion est en ligne).
POURQUOI REPENSER L’INTERDISCIPLINARITÉ ?
Dan Sperber
Ce séminaire virtuel « Repenser l’interdisciplinarité » est organisé par des membres et des associés de l’Institut Jean Nicod (qui se décrit comme « un laboratoire interdisciplinaire à l’interface entre sciences humaines, sciences sociales et sciences cognitives »). Normalement, nous ne discutons pas entre nous de l’interdisciplinarité en elle-même. Ce que nous faisons, c’est travailler sur des problèmes qui se trouvent relever de plusieurs disciplines, et pour cela nous établissons des collaborations entre philosophes, psychologues, neuropsychologues, linguistes, anthropologues, etc. Cependant, de même que tant d’autres chercheurs, étudiants, et responsables d’institutions scientifiques, nous avons de bonnes raisons de prendre le temps de réfléchir à l’interdisciplinarité elle-même. Toute recherche qui relève de plusieurs disciplines rencontre des obstacles spécifiques. Elle est facilement perçue comme opposant un défi à l’organisation disciplinaire qui domine dans les sciences. Ce défi est vu comme positif par certains, comme futile par d’autres. Les chercheurs impliqués dans la recherche interdisciplinaire doivent en fin de compte soit articuler le défi, soit le minimiser. Ainsi en va-t-il dans la micro-politique de la science. Mais tout de même, le discours sur l’interdisciplinarité ne devrait pas être seulement opportuniste. Il est ou devrait être pertinent pour notre compréhension du caractère et du devenir des sciences. D’où l’idée de ce séminaire.
J’avais initialement pour intention, dans cette présentation d’ouverture du séminaire, d’esquisser quelques argument sur les avantages, les inconvénients et l’avenir de l’interdisciplinarité, mais, en y travaillant, j’ai été de plus en plus enclin à partager des réflexions, des soucis et aussi des émotions que m’ont inspiré mon expérience, celle d’un chercheur en sciences sociales et cognitives profondément impliqué dans la recherche interdisciplinaire. Je le ferai en présentant quelques illustrations et en les commentant.
L’interdisciplinarité cosmétique : Me voici siégeant encore une fois dans un comité chargé d’évaluer des projets de recherche censés satisfaire à un critère explicite d’interdisciplinarité. Comme d’habitude le comité est interdisciplinaire au sens où il est composé, pour l’essentiel, de chercheurs de plusieurs disciplines, chacun reconnu et puissant dans sa discipline particulière. Très peu d’entre nous ont été, en revanche, impliqués de façon intensive dans des recherches interdisciplinaires. La plupart des projets de recherche que nous devons évaluer comportent une rhétorique interdisciplinaire et décrivent des collaborations à venir entre des gens de différentes disciplines, mais tout cela est développé avant tout pour satisfaire aux critère d’attribution de crédits. Le contenu scientifique réel consiste généralement en une juxtaposition de projets monodisciplinaires avec un certain effort pour les articuler dans la présentation. Quelques projets sont vraiment interdisciplinaires, mais souvent ils sont moins bien conçus, moins certains d’aboutir à des résultats clairs. Et maintenant, nous devons choisir entre deux projets : un projet vraiment bon mais dont le caractère interdisciplinaire est superficiel et pour les besoins de la cause, et un projet juste acceptable, mais novateur et vraiment interdisciplinaire. Devons nous donner la préférence au premier en espérant que, tout comme la foi est censée venir en priant, de véritables interactions interdisciplinaires se produiront dans ce qui, au départ n’était qu’un effort paresseux et opportuniste dans cette direction, ou devons nous faire confiance au second projet et voir son caractère vague et provisoire comme le prix à payer pour s’éloigner des sentiers battus ? J’ai déjà rencontré pareil dilemme. Cette fois ci, je vote pour le projet qui est meilleur mais guère interdisciplinaire, car il me semble nettement mieux mériter un financement. En même temps je me demande : quelle comédie jouons-nous ici : nous somme censés attribuer des crédits à des recherches interdisciplinaires et novatrices alors que, pour commencer, il n’y a guère de fonds pour développer un enseignement et une formation à la recherche interdisciplinaires. Dans de telles conditions, comment espérer qu’émergent des projets vraiment interdisciplinaires et de premier plan ? Et la plupart de mes collègues dans ce comité ne sont-ils pas tout à fait satisfaits de cette situation, qui permet aux affaires disciplinaires de suivre leur train-train, au prix modeste d’un peu de rhétorique interdisciplinaire ?
Déceptions interdisciplinaires : Une équipe d’éminents psychologues consacre des années à produire des données expérimentales en faveur de l’hypothèse selon laquelle il y a des différences fondamentales dans les modes de pensée des membres de cultures différentes. Si cette hypothèse va à l’encontre des conceptions dominantes en psychologie, elle est défendue depuis longtemps par les anthropologues, mais sans le bénéfice de résultats expérimentaux. Nos psychologues sont invités à présenter leurs travaux à une conférence d’anthropologues. Forte déception des deux côtés. Les anthropologues ne voient pas la pertinence de données expérimentales en faveur d’une thèse qu’ils ont la certitude d’avoir amplement démontrée au moyen de données ethnographiques. Ils protestent contre le caractère artificiel selon eux d’expériences menées hors d’un contexte ethnographique. De plus, ils trouvent bien trop grossière la conception que se font les psychologues de la culture, comme le montre le fait qu’ils parlent des cultures Occidentale et Asiatique sans plus de détail. Les psychologues trouvent que les anthropologues ne se rendent tout simplement pas compte de l’importance des données expérimentales, qu’ils critiquent la méthodologies sans la comprendre, et qu’ils ne voient pas que ce travail pourrait contribuer de façon significative à des échanges fructueux entre psychologues et anthropologues. En fin de compte, l’hypothèse présentée ne fait même pas l’objet d’une discussion.
Qu’est ce qui ne va pas ? Les deux communautés, celle des psychologues et celle des anthropologues, ont des vocabulaires, des présuppositions, des priorités, des références, des critères différents. En général des disciplines différentes ont chacune leur propre sous-culture, et la différence est exacerbée plutôt qu’atténuée par l’existence de ressemblance superficielles, par exemple de termes identiques utilisés avec des sens bien différents (comme « culture » et « mode de pensée » dans l’exemple qui nous occupe). Parce qu’un problème semble relever de deux disciplines, les chercheurs de l’une et de l’autre peuvent promouvoir, ou en tout cas accepter volontiers, l’idée d’échanges interdisciplinaires. Le plus souvent, ce qu’ils attendent de ces échanges, ce n’est pas d’avoir beaucoup à apprendre de l’autre discipline, c’est plutôt d’avoir beaucoup à lui apporter. On se remet bien moins en question si l’on pense que ce que l’on a à dire est pertinent pour un public plus large que celui auquel on est habitué, que si l’on pense qu’on n’a pas prêté attention à un message pertinent pour soi. Dans l’histoire que je vient de raconter, c’est évidemment les psychologues qui ont fait le plus d’effort pour sortir de leur coquille et produire un travail nouveau, mais cet effort ils l’ont fait avec la perspective d’avoir une leçon à donner et non à recevoir. Les anthropologues, de leur côté, étaient disposés à accueillir des psychologues qui reconnaîtraient la supériorité évidente de l’anthropologie sur la psychologie dans l’étude des modes de pensée. Ils n’étaient pas disposés à faire l’effort de comprendre le point de vue des psychologues (même si comprendre le point de vue d’autrui est ce qui occupe les anthropologues, mais l’autrui en question est éloigné et n’est pas dans la compétition pour les ressources et l’autorité académiques). Plus généralement, nombreux sont les chercheurs de diverses disciplines qui ont participé à des rencontres interdisciplinaires. Le discours public lors de ces rencontres en souligne toujours le caractère positif, mais, en privé, on entend exprimer bien des doutes et des frustrations. La plupart des participants en reviennent légèrement intrigués sans plus, tout comme des cadres d’entreprise reviennent à leur routine après un stage d’auto-conscience.
Une faible courbe d’apprentissage : Certains des membres de l’équipe de psychologues dont je viens de parler participent à un programme doctoral sur la culture et la cognition à l’Université de Michigan. Chaque semaine, les enseignants et les étudiants du programme, qui pour la plupart, viennent de l’anthropologie ou de la psychologie, se rencontrent pour discuter de leur travail, du travail d’un chercheur invité, ou de questions générales. Il est fascinant et parfois décourageant d’observer comment, semaine après semaine, année après année, les mêmes désaccords entre disciplines voire à l’intérieur d’une discipline s’expriment presque dans les mêmes termes, comme si les appartenances disciplinaires et théoriques ne pouvaient jamais être dépassées. Mais ce n’est que la moitié de l’histoire. Certains ne viennent que quelques fois à ces réunions, et abandonnent pour de bon, n’y voyant qu’une perte de temps, mais d’autres les suivent depuis des années. Ceux-ci ont acquis une compréhension claire et précise du travail accompli dans d’autres disciplines, et dans leurs propres travaux ils traitent de sujets vraiment interdisciplinaires, en s’appuyant, même si c’est parfois de façon défensive, sur plusieurs disciplines. Certains étudiants du programme, même s’ils viennent soit des sciences sociales, soit de la psychologie, pensent et travaillent de façon pluridisciplinaire. Tous ceux d’entre nous qui participent à ce programme comme membres permanents ou comme visiteurs réguliers éprouvent à la fois une certaine frustration – est-ce que tout cela ne pourrait pas fonctionner mieux, avancer plus vite, être débarrassé une fois pour toute des malentendus initiaux ? – et un sentiment d’accomplissement – même si cela ne va pas aussi loin et aussi vite qu’on le voudrait, quelque chose de pertinent et de novateur est en train d’émerger, que n’aurait pas pu produire une contexte disciplinaire.
De façon plus générale, il s’avère que la seule façon de faire prendre en compte les résultats d’un travail interdisciplinaire et d’obtenir qu’il ne soit pas purement et simplement ignoré – qu’il ne soit pas compris de travers est une autre affaire – c’est d’en produire des versions différentes, une pour chacune des disciplines concernées. On soumettra par exemple un article à une revue de psychologie, avec une introduction et une discussion générale réduites, une section expérimentale standard, des références détaillées à la littérature psychologique, et en utilisant comme il faut les mots qui comptent. On développera pour l’essentiel le même argument pour une revue d’anthropologie avec, mutatis mutandis, la même stratégie, ce qui, cette fois-ci impliquera de fournir un résumé seulement des expériences, des données « anecdotiques » (comme disent les psychologues), et des sections théoriques bien plus longues qui anticiperont les objections que la plupart des anthropologues font à toute démarche naturaliste. On agira de même lorsqu’on donne une conférence à un public disciplinaire. Etant moi-même anthropologue, j’ai trouvé du plaisir à m’assimiler à différentes sous-cultures, et bien sûr, l’expérience est instructive. Cependant, ces passages obligés font du travail interdisciplinaire une entreprise à taux élevé d’investissement. Une façon de faire plus facile est d’avoir des collaborations interdisciplinaires durables entre spécialistes des différentes disciplines concernées. Pour bien se comprendre les uns les autres et êtres capables de concevoir des objectifs communs, ceux-ci doivent quand même disposer non seulement de bonne volonté, mais aussi d’une formation semblable à celle que procure le programme « Culture and Cognition » de l’Université de Michigan.
Le dilemme d’un étudiant : D., un psychologue, et moi sommes co-tuteurs d’une étudiant de DEA (première année de doctorat) particulièrement prometteur, titulaire de maîtrises en philosophie, sociologie et biologie. Il fait un stage de recherches expérimentales dans le laboratoire de D. L’étudiant voudrait choisir un sujet de thèse interdisciplinaire ayant trait aux bases cognitives et aux formes culturelles de la moralité. D., bien qu’il participe lui-même à une recherche interdisciplinaire sur un thème apparenté, tente énergiquement de convaincre l’étudiant de renoncer à cette idée. Il devrait plutôt choisir – ou accepter – un projet de recherche strictement psychologique étroitement lié aux recherches en cours dans le labo et dont les résultats puissent être en partie au moins anticipés. Ce n’est que si l’étudiant fait un tel choix que D. se sent vraiment à même de pouvoir l’aider dans sa carrière. Le travail interdisciplinaire c’est pour quand on a déjà un poste ! L’étudiant a été motivé à travers toutes ses études par des objectifs interdisciplinaires et rechigne donc à suivre cet avis. En même temps, il aura besoin d’une bourse et plus tard d’un poste, et je ne peux que confirmer que, de ce point de vue pratique dont l’importance est évidente, D. a pour l’essentiel raison. Comme j’ai eu l’occasion de le dire à un bon nombre d’étudiants qui voulaient travailler dans le cadre interdisciplinaire dont je me suis fait l’avocat, choisir un sujet de thèse interdisciplinaire entraîne des risques sérieux pour l’avenir professionnel. En outre, il est bien plus dur d’acquérir une bonne formation sans investir toute son énergie dans une seule et même discipline, voire sous-sous-discipline. Heureusement, dans ce cas particulier, après quelques échanges entre toutes les personnes concernées, et aidé par l’excellence manifeste de l’étudiant, nous trouvons un compromis qui semble réaliste. Ce compromis comportera une façon de présenter les chose qui minimisera le caractère interdisciplinaire de la recherche de l’étudiant (donc une rhétorique opposée à celle typique du projet de recherche soumis en réponse à un appel d’offre !).
Je vois ici un cercle vicieux : repousser le travail interdisciplinaire au moment où un chercheur est bien établi signifie que ce genre de recherche sera généralement relégué à un rôle marginal, et mené avec plus de bonne volonté que de pleine compétence, et que, par conséquent, il sera bien plus difficile pour un étudiant de trouver un encadrement interdisciplinaire qu’un encadrement disciplinaire adéquat. De façon encore plus générale, cela signifie que la créativité et le génie inventif des jeunes chercheur est détourné de la recherche interdisciplinaire, ce qui la ralenti, la rend moins gratifiante à la fois intellectuellement et pratiquement, et ainsi en boucle.
L’émergence d’un réseau interdisciplinaire : Vers la fin des années 80, nous étions quelques anthropologues à tenter de développer un genre nouveau d’anthropologie cognitive. Nous inspirant des travaux de Noam Chomsky et de ceux de quelques éminents psychologues du développement, nous soutenions que l’esprit comporte un éventail de mécanismes spécialisés dans le traitement de différents domaines et que ces mécanismes jouent un rôle important dans la transmission culturelle et dans formation des contenus transmis. En 1990, une conférence sur les mécanismes cognitifs spécialisés dans la cognition et la culture fut organisée à l’Université de Michigan (voir Hirschfeld et Gelman 1994). Elle rassemblait, parmi d’autres, ces anthropologues, des psychologues du développement, et des psychologues évolutionnaires. La convergence d’intérêt entre ces disciplines frappa de nombreux participants et a depuis influencé leurs travaux. Cette conférence fut le point de départ d’un réseau de collaborations qui a pris la forme, au cours des années, de plusieurs autres conférences, d’ateliers, de projets de recherche combinant travail expérimental et travail ethnographique de terrain (comme par exemple la collaboration entre Scott Atran et Doug Medin, ou comme celle entre Rita Astuti et Susan Carey). Toutes ces rencontres et tous ces projets ont été facilités par le fait que sources de financement de la recherche voient d’un bon œil la recherche interdisciplinaire, et que nous n’avons pas eu à forcer sur la rhétorique pour satisfaire leur critères. La production scientifique émanant de ce réseau qui croît de façon informelle a attiré l’attention qu’à mon avis elle mérite. Certains des plus jeunes chercheurs impliqués dans ce réseau ont pu, grâce à lui, bénéficier d’une formation interdisciplinaire dès le départ.
De façon plus générale, dans de nombreuses disciplines, des progrès majeurs ont impliqué des interactions interdisciplinaires. L’exemple que je viens de donner est assez typique de ce qui s’est passé dans les sciences cognitives. Howard Gardner, le premier historien de ce qu’il a baptisé la « Révolution Cognitive », écrivait en 1985 : « actuellement la plupart des chercheurs en sciences cognitives viennent des rangs de disciplines particulières – en particulier la philosophie, la psychologie, l’intelligence artificielle, la linguistique, l’anthropologie et les neurosciences. … L’espoir est qu’un jour les frontières entre ces disciplines s’estompent voire disparaissent tout à fait, donnant naissance à une science cognitive unifiée » (Gardner 1985, p.7). Presque vingt ans plus tard, que peut-on observer ? Les disciplines ne se sont pas confondues (et, de toute façon, dans ces cas comme ceux de la philosophie ou de l’anthropologie, seules certaines sous-disciplines étaient impliquées dans l’entreprise des sciences cognitives), mais chaque discipline a emprunté aux autres des concepts, des questions, des outils et des critères. Pour n’en donner que deux illustrations, la modélisation, inspirée par l’intelligence artificielle, est de plus en plus utilisée en psychologie et en neurosciences, et plus généralement, l’existence d’une possibilité manifeste de modéliser une hypothèse donnée est reconnue comme un critère pour juger de son acceptabilité à travers les sciences cognitives. Des questions concernant le caractère et le rôle des représentations, soulevées tout d’abord en philosophie de l’esprit, sont devenues un thème de controverse à travers les sciences cognitives. Il reste vrai que la plupart des chercheurs en sciences cognitives relèvent nettement d’une discipline donnée, mais il est devenu commun pour beaucoup d’entre eux d’être impliqués dans des programmes de recherche intensive rassemblant des chercheurs de plusieurs disciplines.
Certains d’entre nous ont franchi un pas de plus : nous n’appartenons plus à une discipline donnée, ou bien nous appartenons simultanément à plusieurs. Ainsi, pour ma part, j’ai mené des recherches et publié en anthropologie, linguistique, philosophie et psychologie expérimentale. Je suis à l’aise dans chacune de ces disciplines, mais dans aucune d’entre elles je ne suis à proprement parler chez moi. Mon travail a cependant – ou du moins je le crois – autant d’unité qu’il en aurait eu si je m’en était tenu à une démarche plus traditionnelle : mon objectif a été depuis le début d’explorer et de contribuer à développer les fondements communs aux sciences sociales et aux sciences cognitives. Aucune discipline particulière n’offrait un point de vue adéquat pour une telle entreprise. Pour certains d’entre nous l’interdisciplinarité (ou la transdisciplinarité – appelez cela comme vous voulez) est devenue un mode de vie. C’est en tout cas un aspect ordinaire de leur travail pour la plupart des chercheurs en sciences humaines (et dans d’autres domaines aussi, par exemple les sciences écologiques). Les sciences cognitives constituent aujourd’hui un nouveau type de configuration (inter)disciplinaire, avec moins d’unité institutionnelle que la plupart des disciplines bien établies, mais plus d’interactions dynamiques que des groupements de disciplines reconnus, comme par exemple les sciences sociales.
Un colloque interdisciplinaire virtuel : Entre octobre 2001 et mars 2002, un colloque interdisciplinaire sur l’avenir du texte à l’âge électronique s’est tenu, comme il convenait, sur le Web. (Il était organisé par la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou à Paris, l’Institut Jean Nicod, l’Association Euro-Edu, et la Société GiantShare, et animé par Gloria Origgi et Noga Arikha). Tous les quinze jours, une conférence était mise en ligne et ouverte à la discussion. Les conférenciers étaient des historiens, des chercheurs en sciences cognitives, des philosophes, des bibliothécaires, un journaliste et un éditeur. Les personnes ayant participé aux discussions étaient d’origines encore plus variées. Il y a une objection au format de la conférence virtuelle que nous avons souvent entendue : on y perd les voix, le contact corporel, les conversations dans le couloir et aux repas. Juste, mais ces aspects de la conférence habituelle ont aussi des effets négatifs. Ils stabilisent rapidement un ordre hiérarchique entre les participants fondé sur l’âge, le sexe, la facilité d’expression, l’agressivité, et le statut professionnel. Certains interviennent avec aise dans toutes les discussions tandis que d’autres se sentent inhibés par leur position réelle ou perçue dans cette hiérarchie. Dans le cas d’une conférence interdisciplinaire, les divisions disciplinaires tendent à être perpétuée par toutes ces formes d’interaction directe : les conversation de couloir ou de repas sont le plus souvent entre collègues de la même discipline, les interventions publiques visent en grande part, que ce soit directement ou indirectement, les chercheurs de la même disciplines, etc. Nous avons constaté qu’un séminaire virtuel donne plus de possibilités aux participants de contribuer à la discussion à travers les langues et les disciplines, sans se soucier de leur statut, de leur appartenance, ou de leur élocution. Ainsi, à la différence de ce qui se produit dans une conférence interdisciplinaire ordinaire, personne ne s’est senti tenu, en cette occasion, de chanter les louanges d’une interdisciplinarité qui allait de soi. Sauf quand c’était directement pertinent, les participants ne faisaient pas état de leur appartenance disciplinaire. Les débats dans leur ensemble ressemblaient à une conversation réfléchie, avec l’objectif partagé de contribuer à la compréhension générale, plutôt qu’à une série de courtes interventions visant pour une bonne part à affirmer ou réaffirmer l’autorité de l’intervenant ou la prépondérance de sa discipline.
Plus généralement, la difficulté de l’interdisciplinarité tient pour une grande part au fait que l’attention, la reconnaissance et l’autorité sont canalisées par les institutions disciplinaires. En fait, il s’agit là sans doute d’une de leurs fonctions premières. Même lors de rencontres interdisciplinaires ordinaires, les réseaux disciplinaires restent puissants. Avant l’Internet et le Web, l’essentiel de la communication scientifique passait par les institutions disciplinaires : labos, conférences, bibliothèques spécialisées, revues, etc. Avec l’arrivée de l’Internet, il est devenu bien plus facile pour les chercheurs individuels d’établir et d’entretenir une communication basée sur des intérêts intellectuels communs plutôt que sur les alliances institutionnelles. La disponibilité toujours croissante d’articles en ligne en libre accès rend les chercheurs moins dépendants des bibliothèques de leurs institutions d’origine (y compris les abonnements aux revues en ligne). Les forums de discussion (et maintenant les colloques virtuels) recrutent progressivement leurs propres communautés, lesquelles évoluent rapidement. Ainsi, l’interaction interdisciplinaire devient-elle plus aisée, et les résultats interdisciplinaire sont ils plus facilement reconnus. L’étape suivante viendra avec la généralisation de l’enseignement supérieur sur le Web. Il deviendra alors possible d’acquérir une formation à la carte, ce qui devrait, du moins on l’espère, accélérer le développement de la recherche interdisciplinaire dans les domaines où elle est vraiment féconde.
Remarques finales
Comme l’a remarqué Peter Weingart, le discours sur l’interdisciplinarité est riche en paradoxes – d’un genre assez superficiel, ajouterai-je. L’interdisciplinarité est mise en avant comme une « bonne chose » par opposition à la spécialisation à outrance, une « mauvaise chose ». Cependant, au lieu que l’une avance aux dépends de l’autre, l’une et l’autre se sont grandement développées au cours des dernières décades – et la spécialisation plus que l’interdisciplinarité. Le mot « interdisciplinaire » est employé pour décrire de façon louangeuse des enseignements ou des projets de recherche aussi souvent que l’expression « a du corps » est employé pour décrire les vins rouges. Ce mois-ci, il y a 1 700 000 entrées pour « interdisciplinarity » sur Google, comparé, par exemple à 255 000 pour « experimental ». En dépit de toute cette agitation, la grande majorité des publications scientifiques relèvent d’une discipline établie, de même que la quasi-totalité des positions de chercheurs. L’interdisciplinarité n’intéresse guère les philosophes des sciences. « Philosophy of science » combiné à « interdisciplinarity » renvoie 915 entrées de Google, contre 4690 entrée si on le combine a « reductionism ». A quelles exceptions notables près (qui seront bien représentées dans ce séminaire), la plupart des auteurs qui ont écrit sur l’interdisciplinarité l’ont fait du point de vu de la politique scientifique plutôt que du point de vue de la philosophie, de l’histoire ou de la sociologie des sciences. On pourrait penser que l’interdisciplinarité est une de ces notions creuses utiles au discours politique, mais ne devant pas être prise trop au sérieux. Comme j’espère l’avoir illustré, il n’en va pas toujours ainsi. L’interdisciplinarité n’est pas en elle-même une bonne chose, ni la spécialisation une mauvaise chose pour le progrès de la science. Dans certains domaines, les disciplines et les sous-disciplines établies produisent des résultats optimaux. Dans d’autres domaines au contraire les frontières disciplinaires sont un obstacle à des développements souhaitables, et l’interdisciplinarité aide à optimiser la recherche.
Faudrait-il en conclure que l’interdisciplinarité émerge sans problème dans les domaines où elle scientifiquement féconde ? Ce serait ignorer la force d’inertie des disciplines établies. Le développement de travaux interdisciplinaires dans, par exemple, les sciences cognitives est entravé de diverses façons par l’organisation disciplinaire traditionnelle de la recherche et de l’enseignement. Cette difficulté relative qu’il y a à mener des recherches interdisciplinaires efficaces pourrait être vue comme un effet secondaire sans gravité d’une organisation disciplinaire des sciences par ailleurs extrêmement positive, effet secondaire justement compensé par des politiques institutionnelles d’encouragement de l’interdisciplinarité. Cependant – et je laisse la tâche à d’autres intervenants dans ce séminaires qui sont plus compétents que moi – la disciplinarité elle-même est à repenser sérieusement. Après tout, l’organisation disciplinaire des sciences telle que nous la connaissons n’est pas le simple reflet dans le savoir de divisions naturelles permanentes entre les niveaux de la réalité. C’est un produit de l’histoire qui, dans sa forme actuelle, remonte au Dix-Neuvième Siècle et au développement des universités et des institutions de recherche modernes. Cette organisation de la science pourrait évoluer rapidement avec les nouvelles attentes sociales et économiques vis-à-vis de la science, avec l’Internet et son impact croissant sur la communication scientifique (à la fois dans l’enseignement et la recherche), et avec le progrès des sciences elles-mêmes. Le système disciplinaire actuel peut se révéler friable, et le développement de la recherche interdisciplinaire pourrait être un symptôme de cette friabilité. Plus positivement, de nouvelles formes de mise en réseau scientifique peuvent émerger, avec l’aide de l’Internet. Il n’est pas sûr que décrire ces formes en termes de disciplines et d’interdisciplinarité permette d’en saisir la nouveauté. Tout cela mérite qu’on y repense.